La lecture de Nicole.S: "Ame brisée" de Akira Mizubayashi: quand les violons chantent le Japon .....

Au cœur de ce roman, il y a un traumatisme, celui de l’arrestation du père du protagoniste âgé de onze ans, Rei Mizusawa, par des militaires, en 1938 à Tokyo, suivie de sa disparition. Yu Mizusawa, professeur d’anglais et excellent musicien, était alors en pleine répétition du quatuor à cordes Rosamunde de Schubert avec trois étudiants chinois, en faisant fi des tensions croissantes entre la Chine et le Japon nationaliste et militariste de l’époque. 

Le roman brosse le portrait d’un homme doux, respectueux, à l’écoute, plein d’amour pour son fils orphelin de sa mère. Il évoque surtout un homme empli d’une foi profonde pour la musique, capable selon lui d’amener les hommes à dépasser leurs appartenances nationales ou idéologiques pour les faire communier dans la beauté. 

Son arrestation et la destruction de son violon, écrasé sous la botte d’un capitaine inculte, pourraient signifier que Yu nourrit de folles espérances, mais la construction extrêmement élaborée du roman, à l’image de son sujet, le quatuor Rosamunde, dont il reprend la structure non linéaire (Allegro, Andante, Menuetto & Allegro final), augmentée d’un chapitre initial intitulé « Recueillement » et d’un « Epilogue », montre qu’il n’en est rien, bien au contraire.

Partis du cœur de la peur et du traumatisme – la scène initiale, racontée à la première personne par le jeune Rei enfermé dans une armoire à qui un sauveur inattendu, le lieutenant Kurokami, confie le violon détruit de son père – nous sommes transportés jusqu’aux lumières éblouissantes d’une scène de concert et même jusqu’à la résurrection de ceux qui sont morts et ont souffert de la brutalité, de l’ignorance et de l’intolérance des hommes.

En effet, après le premier mouvement bouleversant du roman – l’arrestation de son père et l’errance de Rei dans les rues de Tokyo – on le retrouve, dans un deuxième mouvement, des dizaines d’années plus tard, à l’âge mûr. Il porte un autre nom, Jacques Maillard, il est devenu un luthier de renommée internationale. 
Son épouse, Hélène, essaie de le persuader d’écouter une jeune violoniste à la réputation grandissante, Midori Yamazaki qui a été amenée à pratiquer le violon grâce à son grand mère militaire et mélomane.
Le roman va peu à peu nous relater la genèse de cette vocation de luthier, qui ne saurait être étrangère au seul héritage qu’il a recueilli de son père, un violon brisé jusqu’à l’âme, relatée au cours de la rencontre avec cette jeune fille. On y découvre en même temps l’univers discret de la lutherie et le travail extrêmement minutieux de ceux qui exercent cet art.

"L’âme" dont il est question dans le titre renvoie à la petite pièce d’épicéa essentielle à la propagation du son d’un instrument à cordes et d’autre part, l’âme de Rei, le petit garçon, témoin et victime. Celui-ci connaîtra l’avant, une vie comblée par la musique, et subira l’après, la hantise de la perte du père.


De très belles figures se croisent dans ces lignes : celle du lieutenant Kurokami qui sauva Rei et le violon de son père, celle de Yanfen, la seule femme du quatuor, qui conserva précieusement et pendant des années la mémoire et quelques souvenirs matériels du père de Rei pour les lui transmettre, celle d’Hélène, la femme de Jacques, archetière, qui lui laissa la liberté de poursuivre l’œuvre de sa vie, celle de Midori, jeune concertiste en devenir, prête à écouter et recueillir les souvenirs de Rei-Jacques Maillard. On y croise même celle d’un chien shiba, appelé Momo, un chien errant de Tokyo qui donna à Rei la force de s’accrocher à l’existence quand tout paraissait privé de sens.

Le roman s’interdit le pathos et les sentiments dramatiques, tout y est suggéré avec une puissance d’autant plus grande. Le chagrin y est profond mais digne, l’amour et la résilience sont toujours présents, en sourdine. On y parle japonais ou français, on parle aussi de traduction et de l’amour du mot juste, on y croise des notes sur des portées, mais surtout on y parle la langue de la musique et de l’espoir, l’espoir de réenchanter le monde en quelques coups d’archets.

«Il posa son regard sur le violon mutilé. Il s’accroupit. Il le prit délicatement dans ses mains, ce corps souffrant avec les quatre cordes distendues dessinant des courbes tourmentées comme celles des tuyaux et des fils de raccordement électrique couvrant le visage d’un accidenté grave ou d’une victime d’un bombardement aveugle.»

«Ce violon est son père. Mais en même temps son enfant.»


L'avis du Délirien: ⭐⭐⭐⭐⭐


Ce roman très bien écrit m’a profondément touchée par tout ce que l'on découvre au travers des personnages: l’amour de la musique et du violon, la tolérance, le respect des étrangers, le goût de la culture venue d’ailleurs, l’attrait pour les langues française et japonaise. Il nous fait voyager de Tokyo à Paris, en passant par Mirecourt en Lorraine, Crémone en Italie, Shanghai en Chine et on assiste avec émerveillement à une superbe renaissance.


Si le début de ce roman est poignant de tristesse, il n'en est que plus fort et mélodieux tout du long. La douceur et la poésie du livre, qui démarre pourtant par un acte de barbarie.

Encore une belle suggestion du SUPER libraire de la librairie "Caractères" à Mont de Marsan !!!!!

A propos de l'auteur: 

Akira Mizubayashi, né au Japon en1951, est un écrivain japonais d'expression japonaise et française et traducteur.

Après des études à l’université nationale des langues et civilisations étrangères de Tokyo , il part pour la France en 1973 et suit à l’Université Paul Valéry de Montpellier une formation pédagogique pour devenir professeur de français (langue étrangère).

Il revient à Tokyo en 1976, fait une maîtrise de lettres modernes, puis, en 1979 revient en France comme élève de l’École Normale Supérieure à Paris où il reçoit le titre de Docteur après une thèse sur Rousseau.

Depuis 1983, il enseigne le français à Tokyo, successivement à l’Université Meiji, à l’Unalcet et, depuis 2006, à l’Université Sophia.

"Une langue venue d'ailleurs" (2011) a reçu de l'Association des écrivains de langue française le Prix littéraire de l'Asie 2011, de l'Académie française le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises 2011 et du Richelieu international-Europe le Prix littéraire Richelieu de la francophonie 2013.

"Mélodie, Chronique d'une passion" (2013) a obtenu le Prix littéraire 30 Millions d'amis 2013 et le Prix littéraire de la Société Centrale Canine 2013.

Akira Mizubayashi est lauréat du Prix des libraires 2020 et du Prix de L'Algue d'Or pour son ouvrage "Âme brisée", paru à la rentrée littéraire 2019 aux éditions Gallimard dans la collection "Blanche".

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Commentaires

  1. Ton billet me fait revivre une lecture d'un roman que j'ai beaucoup aimé également.
    mjo

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merci d'avoir laissé ce commentaire très pertinent !