La lecture de Nicole.S: "Désorientale" de Négar Djavadi: Partir c'est mourir un peu...."

Dans une salle d'attente d'un hôpital parisien, Kimia, la narratrice, attend, c'est logique. Elle arrive au bout du parcours de la combattante en vue d'une insémination artificielle. C'est là que les souvenirs affluent, en désordre. Née en Iran, Kimia a fui le pays avec sa mère et ses sœurs, pour rejoindre Darius Sadr, le père et époux déjà exilé à Paris. S'opposer au Shah puis à Khomeiny, c'est tomber de Charybde en Scylla.

Elle évoque ses oncles, ses grands parents, jusqu'à l'ancêtre aux multiples épouses dans le nord du pays. Les grands événements historiques en Iran au 20ème siècle, et puis leurs répercussions dans la vie d'une famille aisée. Puis l'exil....

 • C’est un récit indissociable de l’histoire iranienne récente. 

Surtout depuis le couronnement de Reza Shah en 1967, l’américanisation de la société qui procura à la jeunesse un sentiment de liberté, jusqu’en 1978 où ce fut elle qui orchestra la révolution, et l'arrivée de Khomeiny exilé en France : « la majorité des Iraniens considère l’arrivée des mollahs au pouvoir comme “la seconde invasion arabe” 

Déjà, lorsqu’il était étudiant Darius Sadr le père de Kimia, « fils de bourgeois », avait parcouru l’Europe, découvert la misère du prolétariat et nourri « le sentiment qu’il avait une dette envers eux, un devoir à accomplir ». Rentré en 1953, journaliste membre du parti communiste iranien, il épousa dix ans plus tard Sara, professeur d’histoire. « Le couple le plus moderne de la famille » rejoignit l’opposition ; souvent contraints de se cacher, Darius, Sara et leurs trois filles quittèrent leur pays en 1981. 

“Je sais combien il vous est difficile, au regard de ce qu’est devenu ce pays, d’imaginer cet Iran-là. Cet Iran où les filles portent les cheveux courts et les garçons les cheveux longs ou bien mi-courts; où les jeunes s’habillent indifféremment avec des tuniques amples et des pantalons pattes d’eph et se retrouvent à la tombée de la nuit dans les coins sombres de la ville pour fumer des Marlboro et échanger leurs salives.”

Ce père peu affectueux a élevé Kimia comme le garçon qu’il espérait ; son assassinat par les services secrets iraniens le 11 mars 1994 reste L’EVENEMENT (en majuscules dans le texte) dont elle repousse sans cesse l‘évocation.

   • C’est aussi le roman de la différence.

Emma, la mère de Sara qui lisait dans le marc de café lui avait prédit un garçon ; or en 1971 naquit Kimia ! mais la grand-mère soutint que c’était « une enfant dont le Destin avait dévié le genre ». De plus, la grand-mère paternelle, Nour, dont la jumelle était décédée à leur naissance, mourut alors que Kimia venait au monde ; Bibi, la vieille servante de Saddeq, « Oncle 2 », lui annonça plus tard : « t’auras des jumeaux ». De tels signes dès le berceau devaient marquer l’avenir de l’enfant. 

On voit l’importance de la maternité dans la culture iranienne de l’époque. 

Toute jeune, Kimia se montrait rebelle aux règles, fuyait les jeux des filles mais aimait aussi la proximité avec ses sœurs. Lorsque l’une d’elles, LeÏli, la traita de lesbienne, Kimia s’interrogea. 

L’exil en France allait  épanouir ses appétits. Ne supportant plus de vivre avec ses parents dépressifs, elle s’enfuit, rejoint une bande de punks ; à travers la drogue et l’acide elle se cherchait avec une certitude : « je ne suis pas une fille ». Son bac en poche elle vécut de petits boulots entre Londres et Bruxelles. Malgré les apparences elle se découvrait : « les filles déclenchaient en moi un désir plus fort, mais les garçons ne me laissaient pas totalement indifférente.» 

Donc transsexuelle... Pourtant Kimia choisira la maternité, comme l’en enjoignait Sara, mais en couple avec Anna l’homo et grâce à Pierre, le donneur séropositif. À sa manière, Kimia aura concilié les deux cultures.

   • C’est enfin un roman sur les douleurs de l’exil. 

Autrefois l’exode avait stigmatisé sa lignée, ses grands-parents maternels ayant fui le génocide arménien en 1915. À son tour la famille Sadr laissait sa terre natale pour la France, « ce pays refermé sur lui-même, ou personne ne se parle ». « Nous n’avons plus de place nulle part » déplorait Kimia, pourtant « personne ne rate l’étranger » pour son accent, son allure. C’est en Belgique qu’elle trouva son équilibre. « Je suis devenue autre, j’ai désappris ce que nous étions » 

Surtout, en campant un personnage "borderline", l’auteure aborde de manière originale la question de l’identité. 

Kimia n’a jamais oublié la leçon de grand-mère Emma : « On a la vie de ses risques. Si on ne prend pas de risques, on subit, et si on subit, on meurt, ne serait-ce que d’ennui ».

L'avis du délirien: ⭐⭐⭐⭐⭐

Dans ce roman, Négar Djavadi livre un précieux éclairage sur les révolutions iraniennes et un émouvant témoignage des douleurs de l’exil, sans jamais idéaliser sa patrie ni déprécier la France. 

L'auteur sait embarquer le lecteur par sa prose vivante proche parfois du conte quand elle évoque le passé plus lointain, par sa maîtrise de la narration passant d'une époque à l'autre et l'évocation d'une famille fourmillante et de son mode de vie.

Kimia est un personnage pouvant paraître assez froid, mais sa lucidité et un certain humour font qu'on ne lâche pas cette histoire, même si on connaît déjà les événements survenus en Iran.

Quelques courtes notes explicatives en bas de page, mais pas pénibles à lire, par exemple:

"Pour faire une analogie vous permettant de visualiser d'emblée l'ambiance générale, je dirais que Mehr ressemblait à une sorte de Wisteria Lane de Desperate Housewiwes, les meurtres en moins, mais, dans la dernière saison, la Révolution en plus."

Bref, vous l'aurez compris, j'ai totalement été séduite par ce premier roman!!!

A propos de l'auteure:

Négar Djavadi est née en Iran en 1969 est une scénariste, réalisatrice et écrivaine iranienne-française. Elle vit et travaille à Paris.

Elle suit sa scolarité au lycée français de Téhéran. Sa famille fait partie des opposants au régime du Shah puis de l'ayatollah Khomeini. A l'âge de 11 ans, elle fuit l'Iran et la révolution islamique avec sa mère et ses deux sœurs en traversant les montagnes du Kurdistan à cheval. Elles s'installent à Paris.

Négar Djavadi suit des études de cinéma à l'INSAS de Bruxelles dont elle est diplômée en 1994. Elle se consacre au cinéma, qu'elle enseigne de 1996 à 2000 à l'Université Paris 8. Elle est scénariste, monteuse et réalisatrice.

En 2016, elle publie son premier roman "Désorientale"


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